lundi 2 mars 2009

Avons-nous besoin d’illusions ?

par Jean Bricmont - SPS n° 281, avril 2008
Ce texte a été publié dans le quotidien Le Soir, Bruxelles 22 décembre 2007.

Merci encore à l'auteur de cet article pour la libre circulation de sa réflexion.

Discuter de l’utilité des religions permet d’éviter de poser une autre question, première et fondamentale, celle de la vérité des doctrines religieuses. Dans le temps, les chrétiens ne nous disaient pas que la religion soulage, fonde nos valeurs ou donne un sens à la vie, mais qu’il est vrai que Dieu existe, qu’il y a une vie après la mort, un ciel et un enfer, que Jésus est mort pour nos péchés etc. Et c’était parce que ces doctrines étaient vraies que la religion avait une dimension morale.

La vérité des doctrines religieuses s’appuyait soit sur des arguments a priori – les « preuves » métaphysiques de l’existence de Dieu – soit sur des arguments a posteriori, principalement sur l’idée que le monde, dans toute sa complexité, ne peut pas surgir de « rien » ni être « dû au hasard ».

C’est une erreur fréquente de croire que la science a réfuté ces idées, en apportant une réponse non religieuse à ces questions (par exemple, le darwinisme comme explication de l’origine de la complexité). En effet, les croyants peuvent, et pourront toujours, déplacer les questions et en trou-ver d’autres auxquelles la science ne répond pas. Mais la science, ou plu-tôt les philosophies qui se sont appuyées sur elle (matérialisme, empirisme, positivisme logique) ont changé l’idée que nous avons de ce qu’est une réponse valide à une question donnée.

D’un point de vue scientifique, invoquer comme explication d’un phénomène quelconque, l’univers par exemple, un être tel que Dieu dont on n’a aucune connaissance, même indirecte, et qu’on ne peut caractériser d’aucune façon précise, revient à dire « on ne sait pas » ou « c’est dû au hasard ».

Les atomes, par exemple, ne sont pas directement observables, exactement comme Dieu – mais la théorie atomique, contrairement à toutes les doctrines théologiques, a des conséquences spécifiques, précises et observables. La science moderne a permis d’élever les normes de ce qui peut être considéré un savoir véritable et, par là même, nous a permis de comprendre que le discours religieux est une pure illusion.

Pour ce qui est des arguments a priori, la critique empiriste, au moins depuis le 18e siècle, a montré que ceux-ci étaient pertinents en logique et en mathématique mais ne nous apprenaient rien sur le monde réel (y compris sur des sujets tels que Dieu).

Comme argument en faveur de la religion, il y avait aussi évidemment la Révélation – qui était sans doute l’argument le plus populaire – mais, lors-que l’on s’est rendu compte de la multiplicité de ces « révélations », pratiquement chaque tribu au monde ayant sa propre « parole sacrée », on a compris qu’il est impossible, sans faire de raisonnement circulaire, de déterminer quelle est la vraie révélation, ni d’ailleurs, à l’intérieur d’une révélation don-née, de déterminer quelle est la « bonne » interprétation des textes « sacrés ».

La contribution directe des sciences – géologie, cosmologie, archéologie – à la réfutation de la religion, est d’avoir montré que les textes religieux sont presque entièrement faux là où ce qu’ils disent est vérifiable. Il faut alors beaucoup de bonne volonté pour imaginer une divinité toute-puissante et omnisciente qui nous révèle de grandes vérités métaphysiques et morales dans des textes où elle nous trompe systématiquement (et forcément de façon délibérée, vu qu’elle est omnisciente) sur tous les faits vérifiables. Et si la faute en incombe aux pauvres humains qui ont transcrit maladroitement ces « vérités », alors pourquoi ne pas se méfier d’eux également lorsqu’ils nous parlent de valeurs et de morale ?

C’est après avoir été vaincus sur le plan scientifico-philosophique que les croyants ont adopté la position de repli, si courante aujourd’hui (et acceptée, malheureusement, par bon nombre de laïques), qui consiste à justifier la religion par son « utilité ». Celle-ci est souvent présentée sous une double forme, soit comme fondement de la morale, soit de façon plus vague, comme nous fournissant « du sens ».

Pour la première idée, imaginons un texte sacré qui prescrit que, lorsqu’on met ses chaussures, on doit mettre la chaussure droite avant la gauche [1]. Il est évident que cela ne rendrait pas cette action bonne et l’action contraire mauvaise. Par conséquent, il doit bien exister en nous une notion de bien et de mal, peut-être vague, mais indépendante de toute doctrine religieuse. En réalité, dans la mesure où les prescriptions religieuses nous paraissent morales, c’est uniquement parce qu’elles coïncident avec notre sentiment non religieux de bien et de mal. Mais alors, à quoi servent ces doctrines ?

Bien sûr, on peut donner un sens banal à l’idée que la religion fonde nos valeurs, sens qui a été historiquement celui qui a permis à la religion d’être le « fondement » de la morale (et que les chrétiens libéraux modernes essayent d’oublier) : la peur de l’enfer. Mais cela suppose évidemment que l’on arrive à se convaincre de l’existence de celui-ci et, de plus, cela nous ramène à la question, première, de la vérité des doctrines religieuses.

Finalement, il y a la question, très vague, du « sens ». Mais si l’on admet que les doctrines religieuses sont fausses, en particulier l’idée de vie après la mort, et que la religion n’apporte aucun éclaircissement sur le bien et le mal, il est difficile de comprendre ce que peut bien vouloir dire l’idée que la religion donne un « sens à la vie ».

Il me semble que rien ne peut mieux illustrer la déroute intellectuelle du christianisme au 20e siècle que le fait qu’aujourd’hui, ce sont les croyants qui insistent sur l’aspect « consolation » ou « morale » de la religion, plutôt que sur sa vérité. Ce sont eux qui soulignent que la religion est l’opium du peuple, même s’ils utilisent d’autres mots, comme « valeur » ou « sens de la vie », et considèrent que nous avons besoin de ce genre d’opium. Si ces positions de repli sont adoptées, c’est parce que les croyants eux-mêmes ont compris qu’il est difficile de trouver des arguments valides en faveur de l’existence de Dieu ou de l’immortalité de l’âme, mais refusent de l’admettre ouvertement, et surtout d’accepter les conclusions radicales que cela implique pour les aspects « moraux » de la religion qu’ils espèrent sauvegarder.

Finalement, si l’on pense, comme Bertrand Russell, aux « millions de victimes innocentes qui sont mortes dans de grandes souffrances parce que, dans le temps, les gens ont réellement pris la Bible comme guide de leur conduite » [2], on ne peut que se réjouir du recul progressif de la religion depuis le 18e siècle en Europe, et voir cela comme une étape importante dans l’histoire de l’émancipation humaine.


[1] Bien sûr, cet exemple, emprunté au philosophe Thomas Nagel, est imaginaire, mais il existe d’autres prescriptions, alimentaires par exemple, qui sont bien réelles et tout aussi absurdes.

[2] Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne suis pas certain mais vu la rigueur logique de l'auteur... Il s'agit du Bricmont d'"Impostures intellectuelles" ? coécrit avec Sokal ?

dieunexistepas a dit…

Oui, c'est bien lui...

Bien à vous,

Anonyme a dit…

Il est aussi fan de Chomsky!